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Traduction et traductologie : la fin de l’Histoire ?

Traductologie de plein champ, huitième édition

Il est incontestable que la traduction a pris un essor inédit depuis la fin de la Seconde guerre mondiale. L’émergence des grandes organisations internationales, le développement économique induit notamment par le plan Marshall et l’expansion du tourisme de masse ont conduit avant l’heure à une mondialisation des échanges, politiques, socio-économiques et culturels. En conséquence, la traduction ne pouvait plus être exercée de manière artisanale, voire improvisée, ce qui a mené à la création de grandes écoles de traduction dans le monde, intégrées ou non à l’université, puis de formations universitaires tout court – mais toujours à orientation professionnelle. Et bien sûr, le développement des technologies de l’information et de la communication est venu donner une impulsion nouvelle à ce mouvement depuis une trentaine d’années.

Créer un diplôme, c’est créer une profession et vouloir en réglementer l’accès. Même si ce dernier point est loin d’être acquis et reste controversé, le débat qu’il suscite a permis une conscientisation des différents acteurs et une pédagogie du marché. C’est une avancée importante. L’explosion de la traductographie (la production de traductions) et la naissance des écoles de traduction ont par ailleurs favorisé l’arrivée d’une discipline que l’on a cru nouvelle : la traductologie. Nouvelle, parce que le terme semble avoir été forgé en 1973 (par Harris ou Goffin, on ne sait trop) et parce que les ouvrages théoriques spécifiques en matière de traduction sont rares avant les années 1950. Ce sont des pionniers comme Nida, Mounin et autres Vinay et Darbelnet qui mettent la traductologie à l’honneur dans le monde occidental et qui vont lui conférer un statut sui generis, l’affranchissant de la sorte du carcan de la linguistique où elle était confinée jusqu’alors, pour la voir se déployer aujourd’hui dans un très grand nombre de sous-domaines.

Dans la sphère professionnelle aussi, nous assistons depuis plusieurs années à une hyperspécialisation des métiers de la traduction (le pluriel est symptomatique à cet égard) qui se déclinent en une multitude d’activités : localisation, sous-titrage, surtitrage, voice over, terminologie, révision, et la liste est loin d’être exhaustive. Paradoxalement, cette hyperspécialisation dilue la spécificité de la profession (le contraste mériterait une étude à part entière) et anonymise d’une certaine manière le traducteur dont la dénomination de base disparaît derrière d’autres appellations : localisateur, sous-titreur, surtitreur, terminologue, réviseur… En première analyse, le déplacement du curseur vers l’axe technique pourrait conduire à penser que la maîtrise des outils suffit à former un bon traducteur, si tant est qu’il s’agisse encore de traduction sur le plan définitoire. Dans le même temps, les récents et indéniables progrès de la traduction automatique (et notamment celle par réseaux de neurones), ainsi que le développement massif de la traduction collaborative à titre gratuit, amènent certains à prédire la fin de la traduction humaine (ou biotraduction) en tant que profession. Ont-ils raison ou tort ? Ce sont autant de sujets pour une recherche qui se veut productive.

La septième édition de la Traductologie de plein champ avait interrogé la nouvelle extension du mot traduction avec la montée de l’informatique et d’Internet pour remettre en question l’unité même de la traduction et de la traductologie. Assistons-nous simplement à la fin d’une époque ou, de manière plus fondamentale, l’émiettement de notre activité ne risque-t-il pas à terme de mener à sa disparition pure et simple ? Ce débat peut être éclairé à différentes sources et l’histoire de la traduction, souvent négligée dans les cursus en traductologie, peut, pensons-nous, fournir des pistes de réflexion intéressantes.

En effet, une approche historique permet d’inscrire la réflexion dans une perspective épistémologique large, dans une vision diachronique qui contextualise notre activité dans un environnement sociologique, voire anthropologique, expliquant la mouvance des concepts. L’histoire de la traduction est un prisme qui prouve « qu’il n’y a pas de réalités sans expériences et sans souvenirs » (Clas). Elle permet de situer le moment présent dans l’histoire de l’évolution des idées et des sociétés, dans le cadre de la transmission des savoirs, et constitue un observatoire privilégié des pratiques sociales et culturelles. Elle montre que la discipline est indissolublement liée à une conception du monde variable selon les époques et les latitudes.

L’histoire de la traduction permet aussi de restaurer l’unité de la discipline et de faire le départ entre le progrès réel et la simple reformulation (D’hulst), de mettre en évidence la subjectivité du traducteur (le traducteur engagé) et la labilité des dénominations et définitions, d’élargir le plan de réflexion au-delà du linguistique et de montrer la caducité des affirmations péremptoires. Elle est à la fois une cure de modestie et de jouvence, et « une entrée en traductologie en pente douce » (Ladmiral). Elle est indissociable d’une réflexion approfondie sur le présent de notre activité. Et sur l’invention nécessaire de son avenir.